Trouver sa place avec la maladie de Huntington
Pour qui suit l’actualité littéraire, la question de la place occupe le premier plan, notamment avec la publication du dernier livre de Claire Marin, intitulé « Etre à sa place : habiter sa vie, habiter son corps » (Editions de l’Observatoire, 2022). Comme dans ses précédents ouvrages, tels que « Hors de moi » (Allia, 2008) ou plus récemment « Rupture(s) » (Editions de l’Observatoire, 2019), elle y explore la manière d’habiter son corps et la société, en lien avec les crises qui jalonnent une vie, comme celle que représente la maladie chronique.
Cette question de la place prend tout son sens dans le contexte d’une maladie évolutive, aussi bien pour les personnes malades, que pour les personnes porteuses asymptomatiques et leur entourage. Pour chacun d’entre nous, définir sa place revient à se définir soi, en donnant une cohérence au fil narratif qui compose notre histoire individuelle, notre identité. À partir de cette place qu’on s’attribue vient s’organiser notre vie au sein d’un réseau constitué de liens, de relations, de « constellations mouvantes des relations affectives, amicales ou familiales ».1
Mais que devient cette place lorsque la maladie se déclare ou après avoir pris connaissance du résultat du test pré symptomatique et que ces bouleversements font effraction dans l’univers rassurant que l’on s’était bâti jusque-là ? Si l’individu ne se reconnaît plus dans corps, qu’il a le sentiment de le subir, que le corps devient contrainte, sans possibilité d’en changer comme l’on changerait de costume ; si le corps devient source d’épuisement, de frustration, d’incompréhension, de renoncement à certaines activités, alors l’habitude prise de sa propre identité va en prendre un coup, l’individu va être déstabilisé et ne plus être en mesure de retrouver les repères nécessaires à la définition de sa place au sein des constellations relationnelles qui le composaient jusque-là. Vaciller ainsi dans ses certitudes et ses repères peut amener à faire quitter la place connue, comme si on faisait un pas de côté et la tentation est alors grande de « laisser sa place », de s’effacer, de s’isoler. A cela s’ajoutent l’angoisse de ce déplacement, la honte peut-être. Qui est en mesure de dire depuis combien de temps on a pu intérioriser cette injonction à « rester à rester à sa place », à « se faire discret », à « ne pas déranger » lorsqu’on est malade, de se conformer aux stéréotypes et préjugés sur les personnes malades ou porteuses d’un handicap ?
Le « jeu des 7 places » s’engage alors, entre la place que je prends, la place qu’on me laisse, qu’on me donne, qu’on m’assigne, mais encore la place que je donne aux autres, que je laisse prendre – ou pas – aux autres. Être malade, c’est risquer de se sentir privé de place dans plusieurs constellations à la fois : dans la société si l’on ne peut plus travailler, dans la famille si je ne suis plus en mesure d’assumer la responsabilité de mes proches. Comment retrouver une place quand celle que l’on occupait se transforme ? Quelle place peut-on souhaiter occuper ? Proche et aidant, le contour des places se transforme également : d’une place initiale de conjoint, parent, enfant, ami, on devient parfois aidant, soignant, assistant, secrétaire, logisticien, en enjambant tel un funambule les frontières devenues poreuses d’une place à l’autre, en un subtil mouvement d’équilibriste, au point parfois de ne plus bien savoir quelle est notre place et de voir notre sentiment d’identité s’effacer petit à petit, de se demander qui on est, que reste-t-il du nous d’avant, avoir la sensation de ne plus se reconnaître, de ne plus reconnaître l’autre. Pourquoi tant se préoccuper de cette question de place ? Sans aucun doute parce que la question fait remonter loin dans le temps, très loin même dans l’histoire de vie. Que ce lointain vient toucher et raviver la problématique éprouvée par toutes et tous de trouver sa place, enfant, au sein de sa famille, au sein de sa fratrie, à l’école. « Je n’ai jamais réussi à trouver ma place » disent certains, « Encore maintenant, je ne me sens jamais à ma place, toujours en décalage avec les autres » exprimeront d’autres encore.
La meilleure conclusion est celle de Claire Marin, qui nous aide à relativiser et à voir dans ce jeu d’équilibriste non pas un échec mais bien au contraire l’illustration de notre capacité d’adaptation : « Peut-être n’est-on jamais vraiment à sa place, parce qu’on n’est ni un arbre ni une montagne, qu’on n’a ni racines ni pesanteur massive. Y a-t-il alors pour chacun une place juste ou une succession de places ? ».2
1 MARIN Claire, 2022, Etre à sa place, Editions de l’Observatoire
2 Ibid
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Emmanuelle Busch, psychologue